LE COUP D’ETAT DU 2 DECEMBRE 1851

LE COUP D’ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE 1851

PAR LES AUTEURS DU DICTIONNAIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE 

[Joseph Décembre et Edmond Allonier]

3e ÉDITION PARIS 1868

DÉCEMBRE-ALONNIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR

XI

JOURNÉE DU 3 DÉCEMBRE

 

Le 3 décembre au matin, les troupes furent réparties de la manière suivante : la première division de l’armée de Paris, sous les ordres du, général Carrelet, occupait les Tuileries, le palais de l’Elysée et les places environnantes. Elle comprenait trois brigades d’infanterie, trois batteries d’artillerie, deux régiments de lanciers, un détachement du génie et deux bataillons de gendarmerie mobile. Les généraux de brigade Canrobert, Dulac, Reybelle, Cotte et de Bourgon commandaient ces forces, sous les ordres du général Carrelet. Une forte cavalerie, sous le commandement des généraux Korte, d’Allonville et Tartas, s’étendait dans les Champs-Elysées. Il y avait là deux régiments de carabiniers, deux de cuirassiers, deux de dragons et une réserve. Ces forces réunies comprenaient environ vingt mille hommes.

La deuxième division, commandée par le général Renault, ayant sous ses ordres les généraux de brigade Forey, Rippert et Sauboul, s’étendait sur divers points de la rive gauche de la Seine. Cette division, qui comptait près de dix-sept mille hommes, comprenait sept régiments d’infanterie de ligne, deux bataillons de chasseurs, trois batteries d’artillerie et un détachement du génie.

La troisième division, forte de dix-huit mille hommes, aux ordres du général de division Levasseur et des généraux de brigade Herbillon, Marulaz et de Courtigis, occupait l’hôtel de ville, la place de la Bastille, la barrière du Trône et s’étendait jusqu’à Vincennes. Cette division comprenait six régiments d’infanterie de ligne, deux régiments d’infanterie légère, un bataillon de chasseurs et des détachements de l’artillerie et du génie.

La garde municipale occupait le palais de justice et la préfecture. En outre, des détachements de sergents de ville avaient été embrigadés et armés de fusils ; on les vit plus d’une fois, pendant l’action, marcher en tête de l’armée.

Les précautions avaient été prises pour que l’armée ne manquât pas de vivres. On répondait ainsi à l’une des préoccupations du préfet de police, qui avait , en effet , écrit la veille au général Magnan :

« Nos troupes manquent de vivres sur plusieurs points ; c’est souvent par le manque de bien-être que les troupes sont disposées à faiblir (la brigade du général Forey). »

M. Granier de Cassagnac rapporte qu’il aurait été imprimé que le président de la République avait fait enlever 20 millions à la Banque pour les distribuer aux troupes.

Il va sans dire que le fait s’est trouvé contredit. Louis-Napoléon aurait seulement distribué à ses soldats une somme de 50,000 francs, toute sa fortune personnelle à cette époque ; et il aurait chargé M. le colonel Fleury d’aller, brigade par brigade et homme par homme, distribuer cette dernière obole aux soldats. Voilà, ajoute-t-il, les dépenses du 2 décembre.

Dans la crainte que les officiers de la garde nationale ne fissent battre le rappel dans les rues, le colonel d’état-major Veyrat avait fait consigner tous les tambours et crever les caisses.

Dans la pensée que les insurgés avaient l’intention de faire sonner le tocsin, on fit couper les cordes dans les églises. M. Belouino rapporte qu’on demandait préalablement, par déférence, la permission aux curés.

Le nouveau général de la garde nationale, M. de Lawoestine ayant cru devoir féliciter la garde nationale de son inaction, fit afficher l’ordre du jour suivant :

 

GARDES NATIONALES DE LA SEINE.

ORDRE DU JOUR DU 2 DECEMBRE 1851.

Soldats de la garde nationale,

La confiance du prince, Président de la République, vient de me placer à votre tête.

Dans cette circonstance, le chef de l’État a bien plus consulté mon dévouement et mon patriotisme que le mérite de mes vieux services ; il a voulu honorer un souvenir qui vous sera toujours cher, celui de l’illustre maréchal Gérard qui, depuis trente-six ans, daigne me nommer son ami.

Si j’ai accepté un honneur, que je suis loin d’avoir brigué, c’est que je puis vous présenter avec sécurité le passé de ma vie. J’ai toujours eu une horreur invincible pour ce patriotisme révolutionnaire qui met ses intérêts particuliers à la place de ceux de la patrie. Je n’ai jamais voulu servir mon pays que sous un étendard, sous celui qui nous a guidés triomphants dans l’univers. Je n’ai qu’une pensée en venant au milieu de vous, c’est de resserrer de plus en plus les liens qui vous unissent à cette noble armée dont vous êtes fiers, parce qu’elle se recrute parmi vos frères et vos enfants, et qu’elle est toujours prête à verser son généreux sang pour la défense de la patrie.

Je suis certain, soldats de la garde nationale, que les sentiments qui m’animent sont aussi les vôtres : oui, si jamais la démagogie osait relever la tête, si les ambitieux impuissants et égoïstes qui s’agitent autour de nous essayaient de réaliser leurs funestes projets, vous viendriez avec moi vous ranger auprès de nos invincibles bataillons : vous n’y viendriez que d’après mes ordres ; je n’hésiterais pas à sévir avec une inflexible rigueur contre ceux qui oseraient faire battre le rappel sans mon ordre ; vous serez des soldats disciplinés, car ce n’est pas par vanité et pour parader à votre tête que j’ai accepté l’honneur de vous commander.

Soldats de la garde nationale, je compte sur votre patriotisme, comme vous pouvez compter sur mon dévouement et mes cordiales sympathies.

Le général commandant supérieur,

Signé : LAWOESTINE.

 

M. de Morny, ainsi qu’il résulte des nombreuses dépêches qui furent échangées pendant le premier cours du coup d’État, fut vraiment celui qui garda, au milieu de l’alarme répandue autour de lui, le sang-froid le plus inaltérable. C’est à lui que le nouveau gouvernement dut la conception des mesures qui préparèrent le coup d’État ; ce fut lui qui traça le plan stratégique auquel ce gouvernement dut la victoire sur les masses populaires.

Les confidences qui nous ont été laissées par M. Véron prouvent qu’il fut, non la tête, mais Filme du coup d’État.

Le succès n’était pas seulement douteux dans l’opinion publique : il paraissait même improbable.

Quoique les précautions prises la veille eussent assuré momentanément la tranquillité matérielle, on était persuadé qu’aucun résultat définitif ne serait obtenu tant que le parti républicain n’aurait pas livré un combat suprême. Les généraux en activité avaient presque tous adhéré au coup d’État ; mais tout ce que Paris renfermait d’hommes célèbres ou influents dans les diverses parties du service administratif et judiciaire gardait encore une prudente réserve. Bien peu de fonctionnaires étaient venus, le 2 décembre, présenter à l’Élysée l’expression de leur dévouement. La plupart n’avait fait qu’exprimer des voeux pour le rétablissement de l’ordre et la prévention d’une lutte sanglante[1].

Dans la matinée du 3 décembre, Paris eut un réveil triste et inquiet ; le ciel était couvert ; une pluie fine embourbait les rues ; les boutiques hésitaient à s’ouvrir ; les voitures servant aux approvisionnements brûlaient le pavé ; ceux que leurs affaires obligeaient de sortir semblaient avoir hâte de rentrer chez eux ; les civières transportées à bras sur divers points, par les infirmiers de l’armée, offraient un spectacle qui impressionnait douloureusement.

Les républicains, qui s’étaient procuré, pendant la nuit, des armes et des munitions, commencèrent de bonne heure à se les partager. Quelques hommes armés se montrèrent, dès huit heures du matin, au carré Saint-Martin et dans la rue des Jeûneurs ; des groupes hostiles apparurent, dans le même temps, aux abords du palais de justice. La garde républicaine, qui occupait ce poste, et dont un bataillon campait dans la salle des pas perdus, jeta aussitôt de côté les brocs remplis de vin que vidait la troupe, et forma les rangs. Une vive fusillade, engagée sans sommation préalable, eut bientôt balayé les abords des ponts de chaque côté de la cité. Des citoyens inoffensifs, effrayés par cette brusque attaque, se jetèrent dans les boutiques, qui se fermèrent à la hâte.

La foule commence à emplir les boulevards ; mais le tumulte est plus grand que la veille. Des attroupements, refoulés un instant par les charges de cavalerie, ne tardent pas à se reformer, plus compactes et plus menaçants.

Un grand nombre de proclamations républicaines ont été apposées pendant la nuit dans les divers quartiers.

M. Belouino nous a donné le texte d’une de ces proclamations, adressée à l’armée, et que nous hésitons à reproduire en entier à cause de son caractère injurieux pour un ancien maréchal et qu’il fait suivre de cette réflexion :

« Voilà comment des Français parlent d’une gloire militaire aussi belle et aussi pure que l’est celle du brillant vainqueur de Zaatcha. Et ils adressent cela à l’armée française ! c’est aux barricades que l’armée française a fait sa réponse. »

La proclamation était ainsi conçue :

A L’ARMEE.

Soldats, qu’allez vous faire ? on vous égare et on vous trompe. Vos plus illustres chefs sont jetés dans les fers; la souveraineté nationale est brisée ; sa représentation nationale outragée, violée. Et vous allez suivre sur le chemin de l’opprobre et de la trahison un tas d’hommes perdus, un Louis-Napoléon, qui souille son grand nom par le plus odieux des crimes, etc…………………..

Soldats, tournerez-vous contre la patrie ces armes qu’elle vous a confiées pour la défendre ? Soldats, la désobéissance est aujourd’hui le plus sacré des devoirs ! soldats, unissez-vous au peuple pour sauver la patrie et la République.

A bas l’usurpateur !

Vos magistrats, vos représentants, vos concitoyens, vos frères, vos mères et vos soeurs, qui vous demanderont compte du sang versé[2].

 

Une autre proclamation à l’armée qui paraît avoir été l’oeuvre de Victor Hugo, fut également affichée dans les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin.

Un appel aux armes, répandu également à plusieurs milliers d’exemplaires, était ainsi conçu :

AUX ARMES !

La République, attaquée par celui qui lui avait juré fidélité doit se défendre et punir les traîtres.

A la voix de ses représentants fidèles, le faubourg Saint-Antoine s’est levé et combat.

Les départements n’attendent qu’un signal, et il est donné.

Debout tous ceux qui veulent vivre et mourir libres !

Pour le Comité de résistance de la Montagne,

Le représentant du peuple délégué,

A. MADIER-MONTJAU.

 

MM. Jules Leroux, représentant du peuple, Gustave Naquet, un proscrit qui venait d’arriver de Londres, Desmoulins, typographe, Bocquet, un des délégués des corporations ouvrières, publièrent, à leur tour la proclamation suivante :

Aux TRAVAILLEURS.

Citoyens et compagnons,

Le pacte social est brisé !

Une majorité royaliste, de concert avec Louis-Napoléon, a violé la Constitution, le 31 mai 1850.

Malgré la grandeur de cet outrage, nous attendions, pour en obtenir l’éclatante réparation, l’élection générale de 1852.

Mais hier, celui qui fut le Président de la République a effacé cette date solennelle.

Sous prétexte de restituer au peuple un droit que nul ne peut lui ravir, il veut, en réalité, le placer sous une dictature militaire.

Citoyens, nous ne serons pas dupes de cette ruse grossière.

Comment pourrions-nous croire à la sincérité et au désintéressement de Louis-Napoléon ?

Il parle de maintenir la République et il jette en prison les républicains.

Il promet le rétablissement du suffrage universel, et il vient de former un conseil consultatif des hommes qui l’ont mutilé.

Il parle de son respect pour l’indépendance des opinions, et il suspend les journaux, il envahit les imprimeries, il disperse les réunions populaires.

Il appelle le peuple à une élection, et il le place sous l’état de siège ; il rêve on ne sait quel escamotage perfide qui mettrait l’électeur sous la surveillance d’une police stipendiée par lui.

Il fait plus, il exerce une pression sur nos frères de l’armée, et viole la conscience humaine en les forçant de voter pour lui, sous l’oeil de leurs officiers, en quarante-huit heures.

Il est prêt, dit-il, à se démettre du pouvoir, et il contracte un emprunt de vingt-cinq millions, engageant l’avenir sous le rapport des impôts, qui atteignent indirectement la subsistance du pauvre.

Mensonge, hypocrisie, parjure, telle est la politique de cet usurpateur.

Citoyens et compagnons, Louis-Napoléon s’est mis hors la loi. La majorité de l’Assemblée, cette majorité qui a porté la main sur le suffrage universel, est dissoute.

Seule, la minorité garde une autorité légitime. Rallions-nous autour de cette minorité. Volons à la délivrance des républicains prisonniers ; réunissons au milieu de nous les représentants fidèles au suffrage universel ; faisons-leur un rempart de nos poitrines ; que nos délégués viennent grossir leurs rangs, et forment avec eux le noyau de la nouvelle Assemblée nationale !

Alors, réunis au nom de la Constitution, sous l’inspiration de notre dogme fondamental : Liberté, Fraternité, Égalité, à l’ombre du drapeau populaire, nous aurons facilement raison du nouveau César et de ses prétoriens !

Le Comité central des corporations.

Les républicains proscrits reviennent dans nos murs seconder l’effort populaire.

 

Le texte de cette dernière proclamation que nous trouvons dans l’ouvrage de M. Mayer, est également rapporté par M. Belouino, avec un post-scriptum, qui annonçait une nouvelle erronée, ou au moins fortement grossie :

« P. S. La ville de Reims est au pouvoir du peuple ;


elle va envoyer à Paris, au milieu de ses patriotiques phalanges, ses délégués à la nouvelle Assemblée.

Les républicains proscrits reviennent dans nos murs pour seconder l’effort populaire. »

On lisait encore l’affiche suivante, répandue surtout dans les rues de Belleville :

PEUPLE !

Depuis trois jours les valets de la Russie règnent clans la capitale. Les armes te manquent ; ta presse est tuée. Prends les armes de tes ennemis. Va briser les presses napoléoniennes, afin que nos frères des provinces ne soient point arrêtés dans leur élan patriotique par de fausses nouvelles.

Plusieurs départements victorieux s’avancent. Paris le sera.

Pour le comité des proscrits,

J. Cledat

Pour le Comité central de résistance,

L M. Guérin

 

Nous ne mentionnerons pas une foule de proclamations signées de Michel (de Bourges) et autres représentants.

Les précautions avaient été prises par l’autorité militaire pour mettre la place de la Bastille et l’entrée du faubourg Saint-Antoine à l’abri de toute tentative. La brigade Marulaz, qui campait sur la place depuis le matin, occupait aussi les maisons à l’entrée de la rue du faubourg, de la rue de la Roquette et de la rue de Charenton ; toutes les fenêtres étaient garnies de soldats. Douze canons étaient braqués dans diverses directions et trois obusiers placés en batterie, à l’entrée du faubourg, étaient prêts à le foudroyer. La résistance désespérée que les insurgés de juin 1848 avaient opposée à la troupe, dans cette position, avait fait sentir l’importance de cette occupation.

Le faubourg Saint-Antoine fut le théâtre de l’engagement le plus sérieux qui éclata dans la matinée, malgré la forte occupation militaire dont nous venons de parler.

Vers huit heures du matin, les représentants Baudin, Esquiros et Madier de Mont,jau, suivis de quelques autres, se rendirent à la salle Roysin, rue du Faubourg-Saint-Antoine, où rendez-vous avait été pris la veille. Quelques ouvriers, qui avaient promis de s’associer au mouvement, attendaient les représentants ; des groupes nombreux étaient formés de distance en distance ; on s’y entretenait des événements de la veille et des nouveaux projets.

Les représentants reprochèrent aux gens du peuple leur inaction :

« Qu’attendez-vous pour combattre ? leur dirent-ils, êtes-vous donc résignés à accepter l’Empire ?

— Non ! Non ! répondit la foule. »

Quelques ouvriers prirent alors la parole, et demandèrent aux représentants s’il y avait nécessité de se battre alors que le suffrage universel n’était pas contesté.

« D’ailleurs, ajoutèrent-ils , comment pourrions-nous défendre les barricades, puisque nous sommes désarmés depuis l’insurrection de juin, et qu’on ne trouverait pas un fusil dans tout le faubourg. »

Ces observations découragèrent les représentants.

« Nous ne ferons rien ici, s’écria M. Malardier. »

Cependant quelques hommes du peuple se détachèrent et commencèrent à entourer les représentants, en jurant qu’ils sauraient les protéger, et que là où était un seul représentant du peuple, là était le drapeau du droit et de la liberté.

Au même instant, on entendit le galop d’une troupe de cavalerie ; c’était un détachement de lanciers, partis du quai d’Orsay, qui escortait une dizaine d’omnibus dans lesquels on avait placé une centaine des représentants arrêtés la veille, et qu’on transférait à Vincennes. « On emmène nos représentants ! délivrons-les ! » s’écrièrent quelques voix.

La foule électrisée se précipita au-devant des chevaux ; quelques hommes résolus, parmi lesquels on distinguait le représentant Malardier et Frédéric Cournet, saisissaient déjà la bride des chevaux, quand les prisonniers effarés, et redoutant une délivrance du peuple qui les aurait forcés à combattre, penchèrent la tête aux ouvertures et supplièrent la foule de ne pas les délivrer. La foule était indignée.

« C’est trop de lâcheté ! s’écria Cournet. Que voulez-vous faire avec ces gens-là. »

On ne peut, en effet, rester froid, en voyant la conduite de ces membres de la majorité qui, après avoir compromis la Constitution républicaine par leurs tergiversations, leurs irrésolutions au moment d’agir, et avoir ainsi rendu facile le coup d’État qu’ils redoutaient, ne trouver, alors que l’honneur leur demandait de mourir sur leurs chaises curules, d’autres armes que de vaines protestations.

L’escorte, un moment arrêtée, reprit bientôt sa course vers Vincennes.

Cependant il fallait agir ; les hommes de coeur qui se trouvaient au milieu des ouvriers comprirent qu’ils ne pouvaient effacer l’effet produit sur eux par ceux de leurs collègues qui avaient refusé d’être délivrés que par un coup d’audace.

Il fallait savoir mourir ou se retirer. Ils demeurèrent.

Ils étaient là quarante représentants et hommes du peuple. Voilà tout ce que l’idée démocratique, tout ce que la Constitution avaient de défenseurs dans le faubourg Saint-Antoine.

Les représentants ceignent leurs écharpes et crient : « Aux armes ! Aux armes ! »

Cent ouvriers à peine prennent part au mouvement ; les autres laissent faire ou se retirent.

Les fenêtres s’ouvrent ; des cris de Vive la République ! répondent à l’appel des représentants ; mais l’élan se borne à cette manifestation.

Il faut agir. Le rassemblement construit la première barricade vers le point même où il se trouve ; à la jonction des rues de Cotte et Sainte-Marguerite, un omnibus et quelques charrettes sont dételés et mis en travers de la voie qui ne se trouve pas complètement barrée.

Les défenseurs de celte barricade n’ont point d’armes, ils n’ont que leur poitrine à offrir aux balles des soldats.

Quel est leur but ? Combattre, ils ne peuvent point ; mais se dévouer, mourir à ce poste et faire de leurs corps sanglants une hécatombe à la liberté !

Des citoyens s’étaient détachés de la barricade pour désarmer le poste établi au milieu de la chaussée du faubourg, à l’angle de la rue de Montreuil, et qui n’était défendu que par dix soldats, commandés par un sergent. Le poste fut désarmé malgré une certaine résistance.

L’un des soldats, dont la figure était ensanglantée se détacha pour donner l’alarme aux troupes qui campaient sur la place de la Bastille. Il était alors dix heures du matin.

A l’annonce de ce mouvement, le général Marulaz envoya un détachement composé de trois compagnies du 9° léger sous les ordres du chef de bataillon Pujol ; la première compagnie était commandée par le capitaine Petit.

Pendant que cette troupe s’avançait au pas de course, le rassemblement désarmait encore sans la moindre résistance, le poste du Marché-Noir.

A ce même moment un groupe de représentants, à la tête desquels s’étaient mis MM. Madier de Montjau et Alphonse Esquiros, se détachait suivi d’un petit nombre de citoyens, pour organiser la résistance du côté de la barrière du Trône, et construire, sur ce point, une barricade qui arrêtât l’effort des troupes postées dans l’avenue de Vincennes.

Le rassemblement principal disposait de vingt-deux fusils. Quelques citoyens découragés abandonnèrent la barricade, jugeant inutile de se faire tuer, sans que leur mort profitât à la cause républicaine.

L’un des curieux qui assistaient à la scène alla même jusqu’à dire au représentant Baudin :

« Croyez-vous que nous allons nous faire tuer pour vous conserver vos vingt-cinq francs par jour ?

Demeurez encore un instant ici, répondit celui qui devait bientôt tomber à cette place, martyr de la liberté, et vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs. »

M. Schœlcher crut devoir donner un dernier avertissement aux défenseurs de la barricade :

« Mes amis, dit-il, pas un coup de fusil avant que la ligne n’ait ouvert le feu. Nous allons à elle : si elle tire, la première décharge sera pour nous ; si elle nous tue, vous nous vengerez. Mais jusque-là pas un coup de fusil. »

Huit représentants se placèrent debout sur la barricade : c’étaient MM. Baudin, Malardier, de Flotte, Dulac, Maigne, Brillier, Bruckner et Schoelcher. Quand la troupe fut arrivée à cent pas de la barricade, sept des représentants en descendirent ; Baudin y resta seul pour commander les autres citoyens. Les soldats s’arrêtèrent spontanément en voyant arriver au-devant d’eux les représentants sans armes.

« Nous sommes représentants du peuple, leur dit M. Schoelcher, au nom de la Constitution nous réclamons votre concours pour faire respecter la loi du pays. Venez à nous, ce sera votre gloire.

Taisez-vous, répondit le capitaine Petit ; je ne veux pas vous entendre ; j’obéis à mes chefs : j’exécuterai leurs ordres. Retirez-vous ou je fais tirer.

Vous pouvez nous tuer, répondirent d’une commune voix les sept représentants ; nous ne reculerons pas. Vive la République ! Vive la Constitution !

Apprêtez les armes ! »commanda l’officier.

A ce moment, les représentants crurent qu’ils n’avaient plus qu’à mourir, et mettant le chapeau à la main, ils poussèrent encore une fois le cri de Vive la République ! Cependant le capitaine avait hésité à commander le feu. Les soldats s’avancèrent au pas, marchant droit à la barricade et se détournant même des représentants. Ceux-ci persistaient à s’adresser aux soldats.

« Joignez-vous à nous, »  leur criaient-ils.

Quelques soldats impatientés de se voir serrés de près croisèrent la baïonnette : l’un d’eux en porta un coup à M. Schoelcher, qui l’évita. Un fourrier coucha même en joue M. Bruckner.

« Eh bien ! tire, » s’écria ce brave représentant en offrant sa poitrine.

Le soldat, visiblement ému de ce trait de courage, releva son arme et la déchargea en l’air.

L’un des défenseurs de la barricade croyant que les soldats se servaient de leurs armes contre les représentants, lâcha la détente de son fusil : un soldat tomba foudroyé.

La troupe, qui n’était plus qu’à quelques pas de la barricade, riposta par une décharge générale. Le représentant Baudin, resté debout sur l’une des voitures, et qui adjurait encore les soldats de rendre leurs armes, tomba sous cette décharge : trois balles lui avaient fracassé la tête. Un citoyen, qui se tenait près de lui, également debout, le fusil à la main, reçut aussi une blessure mortelle.

Après cette décharge, la barricade fut escaladée, et les citoyens, massés derrière elle, poursuivis dans les rues de Cotte et Sainte-Marguerite.

Le cadavre de Baudin fut relevé par les soldats et transporté à la Morgue. Les représentants de la gauche avaient tenu parole : le sang de l’un d’eux avait coulé pour la cause de la liberté, et leur honneur était sauf. Il ne dépendit pas d’eux que le sacrifice ne fut plus complet. L’admiration que causa la mort héroïque de Baudin exerça une grande influence sur les événements qui s’accomplirent encore dans la journée en répandant une sinistre impression dans les quartiers les plus éloignés. Les écrivains les plus hostiles au parti républicain ont eux-mêmes rendu hommage au courage de Baudin :

« Que pouvaient faire, dit M. Granier de Cassagnac, les dévouements isolés et rares de quelques députés montagnards comme Baudin (de l’Ain), qui s’était fait tuer la veille, et comme Gaston-Dussoubs (de la Vienne), qui se fera tuer le lendemain ? »

Quelques citoyens enlevèrent le citoyen qui était tombé à côté de Baudin, et le transportèrent dans une maison voisine ; d’autres citoyens rendirent le même devoir au soldat du 19e dont le corps était resté sur la voie publique, et le portèrent à l’hôpital Sainte-Marguerite[3].

Les représentants du peuple, qui n’avaient pas vu tomber leur collègue, se séparèrent, jugeant impossible de continuer la résistance dans cette partie du faubourg. D’ailleurs, le général Marulaz s’avançait, pour appuyer le 19e, à la tête d’un bataillon du 44e. Ce bataillon avait été lancé au pas de course dans la rue de Charonne, afin de prendre les insurgés en flanc par la rue de Cotte.

Les représentants Schoelcher, Malardier, Dulac et Brillier essayèrent encore, mais inutilement de soulever le peuple sur un autre point du faubourg. Après s’être dérobés à un bataillon, qui s’était avancé sur leur passage, ils se portèrent dans la rue de Charonne et s’arrêtèrent au carrefour Basfroi. Là, il leur fut impossible de trouver assez de citoyens pour élever une barricade ; un petit nombre d’hommes se présentèrent.

« On nous saluait des portes et des fenêtres, a raconté Schoelcher, on agitait les casquettes et les chapeaux, on répétait avec nous : Vive la République ! mais rien de plus ; il fallut bien nous avouer que le peuple ne voulait pas remuer ; son parti était pris. »

II était midi, quand les représentant partirent du faubourg Saint-Antoine, pour aller rejoindre, dans le centre de Paris, leurs amis qui avaient déjà pris les armes.

Dans la matinée, sur le boulevard Beaumarchais, trois cents hommes, réunis sur ce point, s’étaient déjà jetés sur un détachement de gardes républicains, qui emmenaient des prisonniers. Les militaires avaient dégainé, pour refouler la foule désarmée, et blessé deux citoyens. Cette troupe eut beaucoup de peine à se dégager, et dut se replier sur la caserne des Minimes. M. Madier de Montjau, qui se multipliait partout où la résistance pouvait s’organiser, avait quitté le faubourg Saint-Antoine pour se porter sur le boulevard Beaumarchais ; il avait réussi à élever dans une des rues adjacentes, une barricade dont il avait pris le commandement, lorsqu’il fut obligé de l’évacuer après avoir été légèrement blessé[4] ; de là, ce représentant, suivi de M. Jules Bastide, se dirigea vers Belleville, où quelques barricades furent commencées et enlevées presque aussitôt.

 

                                               


[1] Le soir du 2 décembre l’un des journaux favorable au coup d’Etat, nous ne savons plus lequel, dans un article à effet, destiné à réchauffer le zèle des tièdes, disait en terminant : « Parisiens, dormez en paix : César repose sous le dôme des Invalides et Auguste veille aux Tuileries. »

[2] M. Bélouino, Hist. d’un coup d’Etat, p. 161 et 162.

[3] Les détails que nous venons de donner sur les événements du faubourg Saint-Antoine ont été tirés du récit émouvant qui en a été fait par M. Eugène Ténot, rédacteur du Siècle, dans son remarquable ouvrage intitulé : Paris en décembre 1851, Etude historique sur le coup d’Etat. 4e édition, Le Chevalier, libraire-éditeur, et du livre de M. Belouino, Histoire d’un coup d’Etat.

[4] Ce jour-là même, le bruit de la mort d’Alphonse Esquiros courut ; on disait qu’il avait été tué à côté de Madier de Montjau ; il n’en était rien heureusement. Les représentants de la Montagne ne se faisaient aucune illusion sur la situation. Alph. Esquiros avec lequel nous nous trouvâmes quelques jours avant le Coup d’Etat, nous fit part des perplexités dans lesquelles étaient plongés lui et ses collègues ; ils pressentaient que d’un moment à l’autre le pouvoir exécutif allait tenter de sortir de la légalité.