LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE

LES CINQUANTENAIRES DE LA SECONDE REPUBLIQUE (1898-1902)

 

par Sébastien Guimard

Mémoire de maîtrise sous la direction de Madame Rosemonde Sanson

Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Juin 1996.

DEUXIEME PARTIE

COMMEMORATIONS

 

ET ENJEUX

I         LE CINQUANTENAIRE DU 24 FEVRIER 1848 – LES ENJEUX POLITIQUES

2) LE CINQUANTENAIRE DU 24 FEVRIER 1848 ET L’AFFAIRE DREYFUS

      L’intensité du retentissement de l’affaire Dreyfus dans l’actualité politique du mois de février 1898 est telle qu’elle peut faire passer dans l’ombre d’autres événements qui à priori semblaient pouvoir retenir plus d’attention. La célébration du 24 février 1848 en fait partie. Ainsi dans Lyon Républicain on regrette qu’il ait fallut « le désarroi de l’heure présente et cette sournoise et funeste guerre civile qui déchire actuellement le pays pour que l’anniversaire du 24 février et le cinquantenaire du suffrage universel n’aient pas été célébrés avec pompe, avec enthousiasme, avec universalité« . De l’autre côté le journal le plus attaché à la cause dreyfusarde, L’Aurore, fait remarquer qu’il semble bien loin le temps où la date commémorative du 24 février donnait lieu à d’imposantes manifestations républicaines au cours desquelles s’exaltaient « les idées généreuses d’humanité, de droit et de justice« ; car aujourd’hui la population « aveulie par la République opportuno-cléricale » est trop occupée à « acclamer le sabre, non pas le sabre vengeur des opprimés et combattants pour la liberté des peuples, mais l’arme oppressive prête à étouffer dans la gorge des prolétaires le cri des revendications sociales« . L’article se termine en regrettant que la jeunesse de 1898 n’ait rien trouvé de mieux à faire en ce jour de cinquantenaire que « d’aller crier vive l’armée! en l’honneur d’un état major dont l’idéal est de faire de notre armée nationale une gendarmerie au service des capitalistes« .

     A Nantes lors du punch-conférence commémoratif, il est de tradition que l’ensemble des personnalités républicaines locales soient présentes, mais cette année en raison de « la gravité des circonstances » les députés de Nantes, le radical Gustave Roch (député de 1893 à 1919) et le progressiste Maurice Sibille (député de 1889 à 1932), sont retenus à Paris et font parvenir des lettres d’excuses.

     Cependant si l’affaire Dreyfus fait de l’ombre à la commémoration du 24 février 1848, cette dernière par la force des choses baigne dans le climat de passions politiques exacerbées de l’Affaire.

 

     Dans l’ensemble les références à la seconde République apparaissent plutôt dans l’argumentation dreyfusarde. On remarque tout de même des références dans le camp opposé et parfois là où on les attendrait le moins.

     Ainsi La Croix semble se découvrir de secrètes passions révolutionnaires en souhaitant une nouvelle révolution qui, à l’image de celle de février 1848 pleine de sympathie pour le Clergé, se débarrasserait d’un même coup des parlementaires, des juifs, des athées et de Zola.

     En ce mois de février 1898 l’affaire Dreyfus a pris une dimension politique depuis peu de temps et de nombreux républicains radicaux, au nom du respect de l’armée premier défenseur de la patrie, sont hostiles au capitaine et tombent dans l’antisémitisme. Ainsi dans Le Bourguignon un article commémoratif se termine en une apologie de la troisième République qui a su venger la seconde, « panser la grande blessée de 1870 » et redonner à la France une grande place dans le monde. Pour cela la République a du se battre contre les jésuites (cible traditionnelle de l’argumentation radicale) mais aussi contre « ses ennemis les juifs« .

     Quant aux manifestations commémoratives on peut retenir celle d’Avignon. En effet au cours de la retraite aux flambeaux plus de deux cents jeunes gens se joignent au cortège aux cris de « Vive l’armée! A bas Zola! A bas les juifs!« . Deux d’entre eux portaient en bannière un drapeau tricolore avec l’inscription suivante : « Manifestation antisémite républicaine, la France aux français!« . Puis arrivé devant des maisons israélites retentit une multitude de sifflets. On en arrive à une dispersion de la manifestation par la police.                                         

 

     Dans le camp dreyfusard les références à la seconde République se font essentiellement par voie de presse. La plupart des manifestations commémorative évitent d’aborder le sujet. Parmi les journaux qui annoncent les manifestations commémoratives à Paris, seul Le Rappel voit dans le banquet radical-socialiste du quartier de l’Arsenal une occasion devant « le péril militaire aujourd’hui reparu, menaçant de nouveau la République » d’une « imposante manifestation républicaine où tant de glorieux souvenirs seront nécessairement évoqués« .

     En fait seul le punch-conférence socialiste à la Maison du Peuple se consacre longuement au sujet. Jean Jaurès qui préside la manifestation sort ovationné à la suite d’un discours où il prend longuement la défense du capitaine Dreyfus et d’Emile Zola. Il conclut son discours en dénonçant le risque que la République française se transforme en une des républiques sud-américaines gouvernées par l’armée et les jésuites sous la domination de Rome.

L’institutrice syndicaliste et féministe Marie Bonneviale, après avoir pris la défense de Jaurès interpellé par un militant anarchiste (Brunet), se lance dans un plaidoyer pour « l’émancipation de tous les êtres humains sans distinction de race ou de sexe« .

L’intervention sur le sujet qui semble avoir le plus frappé La Petite République est celle du député du dix-huitième arrondissement (quartier de Clignancourt), proche de Jaurès, Gustave Rouanet. Il parle en sa qualité de rapporteur de la commission parlementaire sur le scandale de l’affaire du canal de Panama. Il précise qu’ « il n’y avaient pas seulement des juifs mais aussi des chrétiens parmi les exploiteurs de cette colossale escroquerie« . Rappelons que deux des principales figures du dreyfusisme, Joseph Reinach et Georges Clémenceau, ont été mêlées au scandale de Panama; aussi de la part des nationalistes et des antidreyfusards en général l’amalgame était fréquent entre les escrocs du canal de Panama et « les défenseurs du traître« . Aussi Rouanet va même jusqu’à avancer que « dans cette association de filous le baron de Reinach était peut-être le plus honnête ou le moins malhonnête« . Il continue en affirmant que « la question sociale ne se confond pas avec la question juive« . La fin de l’intervention est plus polémique puisque celle-ci s’achève en dénonçant « l’attitude suspecte des membres de l’aristocratie française et chrétienne qui pour redorer leur blason ont épousé des femmes juives et maintenant déchaînent les colères populaires contre les juifs, colères qui leur laissent la dot des filles en les débarrassant des beaux-pères« .

     Lors des manifestations commémoratives on peut aussi remarquer celle beaucoup plus discrète de l’avocat Gautté à Nantes devant une assemblée dominée par les progressistes. Il s’inquiète et met en garde contre « les graves dangers que connaît à l’heure actuelle la République, sinon dans sa forme du moins dans son esprit » avant d’ajouter peu après qu’ « il ne faut pas qu’en 1898 on assiste à des scènes qui nous rappelle le moyen-âge« . On perçoit bien une allusion aux débordements de violence antisémites en ce début d’année 1898 mais il ne s’agit pas d’une dénonciation claire et directe. D’autre part cette intervention ne semble pas trouver beaucoup d’échos parmi les autres intervenants de cette manifestation : le préfet de Loire-inférieure, le maire de Nantes M.Etiennez et le représentant des comités républicains M.Lejeune.

 

     Dans la presse quotidienne dreyfusarde les références à la seconde République font ressortir plusieurs points.

     C’est notamment lorsqu’il est question de l’affaire Dreyfus qu’apparaît la notion d’indignité de l’héritage de la seconde République. Ainsi dans Le Petit Troyen le journaliste radical Jacques Marmande compare l’attitude des ministres de 1898 qui font le jeu du militarisme à celle des ministres de 1851. Il voit « renaître de ses cendres la Boulange, cette forme avachie du bonapartisme« . Il compare ceux qui soutiennent sur le fond les décisions judiciaires sur l’Affaire en ignorant les vices de formes, le respect de la légalité, à l’attitude de l’homme de décembre qui disait qu’il était sorti de la légalité pour rentrer dans le droit. Il rapporte une anecdote sur le déroulement du procès Zola quand en pleine salle d’audience de la Cour d’Assise, un officier menaçant l’assistance qui applaudissait maître Labori a fait mine de sortir son sabre. Aussi, pessimiste, il conclut : « Voici où nous en sommes cinquante ans après la Révolution du 24 février 1848« .

Dombasle dans Le Siècle compare les rues de Paris où s’élevaient les barricades le 24 février 1848 à celles du 24 février 1898 où l’on y crie « A bas Zola! Mort aux juifs! » alors que Zola est l’incarnation de la justice et de la vérité et que les juifs se réclament de l’égalité promise à tous les citoyens français, sans distinction de religion ni de race. Il constate qu’en 1848 le cri de vive la République!, les revendications de la liberté, de l’égalité, de la fraternité s’élevaient unanimes alors qu’en 1898  ces valeurs sont inexistantes dans une société dominée par l’armée et le Clergé où chacun se bat contre l’autre, et où « l’on s’expose à être écharpé, assommé sur place par des gens qui déshonorent l’uniforme et qui ne veulent connaître que le gouvernement du sabre« . Aussi l’auteur de l’article conclut que « depuis 1848 nous avons reculé« , qu’il s’agit d’un « douloureux cinquantenaire pour lequel nous ne sommes plus dignes de contempler les arbres de la liberté de 1848 car nous ne devons pas accepter que l’on bafoue ce pour quoi nos pères se sont battus« .

 

     Le souvenir des arbres de la liberté de 1848 bénis par les prêtres revient souvent. La presse dreyfusarde évoque que dans les réunions nationalistes on propose désormais d’arroser ces arbres du sang des juifs. Là encore ressort la notion de fraternité propre à l’esprit de 1848 qui parait bien absente cinquante ans plus tard. Même un journal comme Le Temps, encore hostile au capitaine Dreyfus en février 1898, dans sa volonté de modération estime déplacé et dangereux l’extrémisme de ces propos.

 

     Les références à la seconde République peuvent être aussi l’occasion de reproches vis à vis d’hommes politiques, de la gauche radicale surtout, dont le silence et la gêne sur cette affaire (quand ce n’est pas ouvertement une opposition à la défense du « traître Dreyfus« ) étonnent et révoltent certains militants ou personnalités de la cause dreyfusarde. Ainsi le rédacteur en chef du journal Le Radical Sigismond Lacroix1 s’adresse dans les termes suivants aux membres du Comité d’Action pour les Réformes Républicaines en réponse à leur appel au suffrage universel : « Des illégalités monstrueuses sont constatées et vous vous taisez! Les conseils de guerre font de la justice une parodie et vous vous taisez! On assomme dans le palais de justice, sous les yeux de la police, les républicains qui osent encore affirmer la République : vous vous taisez! Et vous demandez que le suffrage universel s’éveille! Commencez par lui donner l’exemple! Mais ce coup d’état qu’est ce qui le rend possible sinon votre faiblesse en présence des premières usurpations du pouvoir militaire?« .

     Dans Le Petit Troyen c’est la qualité même de républicain que l’on semble dénier à quiconque ne se range pas sous la bannière dreyfusarde. Ainsi à propos de la confiance aveugle vis à vis des décisions de justice il est question d’un confrère « qui se croit républicain » mais dont le comportement est en fait à l’opposé des valeurs républicaines. Quant au gouvernement avec à sa tête Jules Méline, ses membres sont qualifiés de « faux républicains« .

 

     Dans les articles commémoratifs publiés dans les revues, la forte proportion de témoignages antérieurs à 1898 entraîne un effacement des références à l’Affaire. Cependant même dans des articles écrits par des contemporains les réflexions et les analyses, qui se veulent plus sages, n’y font pas ou très peu allusion. On cherche à échapper au climat politique passionnel de ce mois de février 1898. D’autre part les auteurs de ces articles se rapprochent plus de la méfiance de l’historien (d’ailleurs certains le sont) vis à vis des comparaisons des faits passés avec l’actualité que de l’attitude souvent moins scrupuleuse vis à vis de la méthode historique d’un journaliste politique ou d’un militant. Enfin on a pu voir que les références à l’affaire Dreyfus à propos du cinquantenaire du 24 février 1848 émanaient en majorité des dreyfusards, or la plupart des articles commémoratifs de revues émanent en bonne partie du parti conservateur très majoritairement antidreyfusard.

     Aussi l’unique référence, et encore est-elle exprimée de manière assez indirecte, se trouve dans l’article commémoratif de la journée du 17 mars 1848 publié dans La Révolution Française2. Cette journée encore marquée de l’enthousiasme de février avait, rappelons-le, vue se manifester les militants et sympathisants des clubs de Paris, Blanqui fut l’une des principales figures de cette journée, pour réclamer le report des élections à la Constituante et le retrait des troupes hors de Paris. L’auteur, Etienne Charavay, voit dans cette manifestation dont il estime la participation à presque deux cent milles personnes une des plus mémorables journée de la démocratie française. Il s’en explique en avançant les aspect positifs qu’il retient de cette journée : la fermeté et le calme des manifestants, la démonstration de la fraternité du peuple, et surtout l’affirmation du principe de subordination au pouvoir civil du pouvoir militaire. Ainsi sont mis en valeur et montrés en exemple les principes de démocratie et de fraternité de l’esprit de février 1848 en opposition au climat de passions politiques extrémistes facteur de division dans le peuple français, et au poids démesuré de l’influence de l’armée dans la vie politique occasionnés par l’affaire Dreyfus.

     L’auteur semble finir même par une sorte de prévention des dangers encourus par la République en rappelant que même pendant la seconde République, malgré le formidable esprit fraternel, on avait pu empêcher « la fatale attitude de l’armée inconsciente » avec la restauration impériale et « l’étranglement de la liberté« .

                                                   

 


1S.Lacroix n’écrit cependant pas son article dans Le Radical mais dans Le courrier de la Creuse, 2 mars 1898.

2Etienne Charavay : La manifestation démocratique du 17 mars 1848  in La révolution française, juillet 1898. Cet article fut d’abord l’objet d’une lecture publique lors de l’assemblée générale de la société d’histoire de la révolution française le 27 mars 1898.