HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

HISTOIRE DES CRIMES DU 2 DÉCEMBRE

 

 Victor Schoelcher

 

Bruxelles, chez les principaux libraires, édition considérablement augmentée, 1852

tome II

Chapitre VI : RÉSISTANCE DANS LES DÉPARTEMENTS

 

 § IV. Var

 

Dans le Var, le mouvement fut aussi très-sérieux. Si la résistance avait pu s’organiser aussi fortement partout, les aventuriers du parjure et leurs complices seraient déjà où ils devraient être, où ils seront bientôt, à Belle-Île.

Dès le 4 décembre, aussitôt que la nouvelle du crime gagna le Midi, les républicains des Bouches-du-Rhône et du Var se concertèrent. Les socialistes de Marseille, ne trouvant pas la ville disposée à braver les forces considérables assemblées pour la comprimer, quittèrent ses murs et allèrent se joindre aux patriotes du Var, qui prirent les armes, comme ceux des Basses-Alpes, avec une spontanéité héroïque. Plus de quinze mille hommes décidés se trouvèrent, le 5 décembre, réunis près d’Aups, où notre ancien et savant collaborateur de la Reforme, le citoyen Camille Duteil, alors rédacteur en chef du Peuple de Marseille, fut élu général. Au conseil tenu entre lui et les autres chefs, on délibéra sur la question de savoir si l’on marcherait au secours de Paris. C’était le voeu de tout le monde, et il s’éleva des rangs pendant toute la journée du 5. On était sûr de rassembler en vingt-quatre heures, dans les départements voisins, plus de cinquante mille combattants pour cette expédition essentiellement légale. Il ne se trouva malheureusement pas un seul homme de guerre propre à la diriger. M. Camille Duteil, qui n’a été occupé toute sa vie qu’à déchiffrer des hiéroglyphes, ne se sentit pas capable de manier cinquante mille hommes et de leur faire traverser la France. Craignant de manquer à la tâche, il eut le courage de ne pas l’entreprendre. Mieux il était obéi depuis le moment où il fut nommé général, plus il eut peur de compromettre tant de braves gens par inexpérience.

 

Hélas ! cette puissante force fut perdue. Ceux qui la composaient, voyant qu’on ne faisait rien d’eux, rentrèrent en partie dans leurs foyers la nuit suivante. Le lendemain 6, M. Duteil avait cependant encore cinq à six mille hommes concentrés à Aups, où il eut un engagement de peu d’importance avec une troupe de sept à huit cents soldats et gendarmes.

 

Les journaux honnêtes de Paris et de la province ont répété sur tous les tons, et exploité d’une manière infâme, un conte plus infâme encore, relatif à des prisonniers faits sur différents points, et que les constitutionnels avaient menés à Aups avec eux. Voici la version de la Patrie, plus dramatique que celle du Nouvelliste de Marseille et autres : « Les insurgés (on a déjà vu que partout les amis de l’ordre appellent ainsi les amis de la loi), les insurgés, furieux, avaient condamné les otages à mort. Déjà des prêtres avaient été amenés près d’eux; le moment de l’exécution était fixé à deux heures après midi. La promptitude de la marche de la colonne, la vigueur de l’attaque, et la défaite des insurgés, ne leur ont pas permis de mettre leur exécrable sentence à exécution. » Le Moniteur du 17 décembre ajoute un détail qui avait échappé à l’honnête correspondant de La Patrie. Il dit que « les brigands avaient déjà creusé la fosse de leurs futures victimes ! » Presque tous les chefs militaires se sont mis à l’unisson des trompettes élyséennes chargées d’avilir la nation à ses propres yeux et à ceux du monde entier. Leurs rapports sont remplis de ces faussetés, contre lesquelles nous protestons au nom de l’honneur national comme au nom de la vérité. Le lieutenant-colonel Trauers, après avoir rendu compte de ce qu’il appelle la défaite des insurgés, a dit aussi : « Les quarante et quelques personnes qu’ils traînaient à leur suite sont rendues à leurs familles. Ce groupe se composait de gendarmes et de fonctionnaires. Les uns et les autres devaient être exécutés le jour même. Des poulies étaient attachées aux arbres de la place pour servir au supplice des gendarmes. Un seul de ces prisonniers a été frappé par nos balles. On espère le sauver. » (Rapport du 11 décembre.)

 

Voilà donc de farouches socialistes qui avaient pris la résolution de massacrer, précisément ce jour-là, quarante prisonniers qu’ils tenaient depuis deux ou trois fois vingt-quatre heures ! Les poulies et les arbres étaient prêts ! Pourquoi, s’ils avaient ce dessein, ont-ils attendu jusque-là, à moins que ce ne fût pour laisser au colonel Trauers le plaisir de les délivrer ? Pourquoi, s’ils étaient résolus à les sacrifier, ne les ont-ils pas baïonnettés à l’instant, plutôt que de les laisser reprendre ? Le temps eût-il manqué à des scélérats pour enfoncer un morceau de fer dans la poitrine de malheureux désarmés ? Peut-être, il est vrai, sont-ce les baïonnettes qui manquaient, car M. Trauers dit lui-même, dans son Rapport : « La plupart des insurgés étaient mal armés ou N’AVAIENT PAS D’ARMES. » (Moniteur, 17 décembre.) On s’explique dès lors comment ce glorieux vainqueur peut ajouter : « Nous leur avons tué de soixante à quatre-vingt-dix hommes ; nous n’avons eu à regretter la mort que d’un seul fusiller. »

 

Ce qui s’est passé, le voici au vrai. Lorsque, le 6 décembre, les constitutionnels résolurent en conseil, à Aups, de se dissoudre, ils décidèrent en même temps que les prisonniers, qui avaient toujours été fort convenablement traités, seraient rendus à la liberté. L’attaque de la troupe prévint l’exécution de cette mesure. Projets de pendaison, arbres, poulies et prêtres de l’heure suprême, autant de contes qui ne s’appuient sur quoi que ce soit au monde. On rougit vraiment de voir un soldat, à qui son grade au moins devrait imposer quelque respect de sa propre dignité, descendre jusqu’à l’emploi de tels moyens pour grossir son mérite. Le colonel Trauers a indignement multiplié les affirmations fausses et déloyales dans son rapport. « Un seul de ces prisonniers, dit-il en parlant des gendarmes, a été frappé par nos balles. » On sait, d’un autre côté, que les émules de M. Trauers prétendaient que les constitutionnels avaient mis leurs prisonniers en avant pour s’en faire un rempart ! Il semble ainsi donner une nouvelle consistance à ce bruit. Ce n’est qu’un nouveau mensonge. Une lettre datée de Lorgues, publiée par la Gazette de Lyon et reproduite par le Moniteur du 29 décembre, explique la chose telle qu’elle est :

 

« On avait dit aux soldats que la maison où les prisonniers étaient retenus depuis trois jours était pleine d’insurgés. Ainsi abusée, la troupe fit feu sur la maison, pendant que, d’un autre côté, les rouges enfonçaient les portes pour égorger ces malheureux.[1]

M. Andéol de Laval, voyant que ses amis allaient périr, a sauté par la fenêtre d’un second étage pour dire à la troupe de ne pas tirer, et il criait : Sauvez les prisonniers ! — Mais les soldats, croyant que c’était un insurgé qui criait : Je me fais prisonnier ! répondaient : POINT DE QUARTIER ! et quarante soldats ont fait feu à deux pas de distance. Les prisonniers ont alors tous crié : Ce n’est pas un insurgé ! Tous les soldats ont levé les mains au ciel.

 

M. Andéol de Laval, croyant qu’il allait mourir, a voulu serrer la main du capitaine pour lui dire qu’il ne lui en voulait pas ; il s’est tourné vers lui en criant : Je meurs content, puisque j’ai sauvé mes compagnons. Vive le 50e ! Le capitaine s’est précipité sur lui, criant : Oh quel regret ! Il a dit que jamais il n’avait vu un courage aussi grand, et que jamais cette figure ne sortirait de sa mémoire.

 

M. de Laval a une blessure au pied, une à l’épaule, une près de la tempe, du plomb des insurgés dans plusieurs parties du corps ; un coup de baïonnette au bras ; son paletot a neuf trous de balles, sa cravate en est criblée, comme sa casquette, son gilet et ses bottes : et pas une blessure grave. Le miracle est évident. M. de Laval veut que tous ses habits soient pendus à Saint-Ferréol, lieu de pèlerinage célèbre, près de Lorgues. »

 

Les sauvages colonels du 2 décembre tirent sur des gens sans défense enfermés dans une maison ; ce sont leurs amis qu’ils blessent, et ils insinuent ensuite dans un rapport officiel que nous les avons assassinés ! Ils nous donnent, on en conviendra, de fortes raisons pour ne pas porter bon témoignage de la « franchise militaire. »

 

Mais que d’autres réflexions n’inspire pas le récit qu’on vient de lire ! Il part d’un honnête gens, d’un ami de la religion ; eux seuls croient aux miracles de cette espèce. Or, l’ami de la religion juge tout simple que la troupe, supposant la maison pleine d’insurgés, c’est-à-dire de défenseurs des lois, se mette à la mitrailler quoique ces insurgés ne fassent aucun acte d’hostilité ! Il constate également avec approbation que les janissaires croyant entendre un insurgé crier : « Je me fais prisonnier », répondirent « POINT DE QUARTIER ! » et tirèrent sur ce malheureux qui se rendait « quarante coups de fusil à deux pas de distance ! » Enfin, parce que l’homme aussi lâchement assassiné échappe à la mort et se trouve être un réactionnaire au lieu d’être un républicain, l’ami de la religion dit que « le miracle est évident ! » A son tour, M. Laval lui-même, criblé de blessures, ne se plaint pas qu’on l’ait mitraillé, puisqu’on le prenait pour un insurgé ! C’est l’idéal de la cruauté de sectaire, c’est la haine poussée jusqu’au sacrifice de la vie pour se satisfaire. Tout autre qu’un modéré aurait dit : « Mais eusse-je été un républicain, un démagogue, un rouge, un socialiste, ce n’était pas une raison pour faire sur moi une décharge de mousqueterie à bout portant quand je déclarais me livrer. Il n’est pas de peuple civilisé chez lequel on ne respecte l’ennemi qui se rend. » M. Laval ne pense point ainsi, il crie : « Vive le 50e qui m’a assassiné ! » et attache ses vêtements en lambeaux dans la chapelle d’une idole de l’endroit !

 

Il serait difficile de rencontrer, eu feuilletant l’histoire, un épisode où il y ait plus d’inhumanité et, de fanatisme que n’en renferme ce récit de quelques lignes. Et ce sont les démocrates que, l’on dit altérés de sang !

 

Les chefs de la résistance, répètent encore les souteneurs du parjure, ont toujours disparu les premiers. Nouveau procédé à l’usage des honnêtes gens pour flétrir la cause des gens honnêtes. M. Corbin, procureur général à la cour d’appel de Bourges, a déshonoré le ministère public en introduisant cette infamie jusque dans un de ses réquisitoires. Et pourtant s’il est une chose vraie, c’est qu’il n’existe pas dans l’histoire de mouvement politique qui ait laissé plus de chefs aux mains des vainqueurs que celui du 2 décembre. Loin de disparaître le premier, M. Duteil déclara qu’il passait à l’étranger et qu’il resterait à la tête de tous ceux qui voudraient s’y rendre en colonnes régulières et disciplinées. Sept cents hommes à peu près le suivirent, sans que le colonel Trauers osât rien faire pour les en empêcher. Au bout de vingt-quatre heures on s’aperçut qu’il serait fort difficile de nourrir sept cents hommes partout où l’on passerait. Le général improvisé divisa sa troupe en sections de soixante à quatre-vingts personnes, qui prirent divers chemins, se dirigeant sur Nice, lieu de rendez-vous général. Le citoyen Roch, professeur de mathématiques au collège d’Arles (Gard), un de ceux qui suivirent M. Camille Duteil, nous a raconté que le général partagea avec tout le monde une somme de 300 ou 400 francs qu’il reçut de chez lui. Il ne possédait que cela, et cet homme “chargé du produit de ses vols» arriva à Nice tout aussi pauvre que le dernier des combattants ! Les différents groupes ne furent nullement inquiétés et gardèrent un ordre parfait. Celui dont M. Roch faisait partie rencontra deux ou trois fois des gendarmes allant en estafettes, et toujours sans les maltraiter. Dans tous les villages jusqu’à la frontière ils furent reçus avec des marques de vive sympathie. Une fois en Piémont, les autorités, qui se conduisirent avec beaucoup d’humanité, leur faisaient distribuer des billets de logement partout où ils arrivaient à la chute du jour.

 

Ces brigands qui avaient dévalisé les châteaux et pillé les caisses publiques étaient dénués de tout, si bien qu’à peine sur le sol étranger ils ont été obligés, pour subsister, de vendre successivement, à vil prix, leurs armes et tout ce qu’ils pouvaient avoir en objets de valeur.

 

Arrivés à Nice, au nombre de cinq cents à peu près, ils furent mis dans les forts, et honorablement traités pendant les huit ou neuf jours qu’ils y restèrent, jusqu’à ce qu’on les laissât se disperser pour demander leur vie au travail. On peut imaginer ce que souffrent encore bon nombre d’entre eux ! Ah ! en vérité, comme le dit leur chef dans la lettre suivante, ceux qui insultent de tels hommes dans une telle situation sont des lâches.

 

« A H. Maquan, rédacteur en chef de L’Union du Var, à Draguignan.

 

Monsieur

 

J’oppose le plus formel démenti aux assertions de votre correspondant de Riez, qui a vu mes compagnons se jeter sur leurs armes pour me fusiller, puis me mettre à pied, me garrotter et me traîner après eux en me prodiguant l’insulte. Ceux que j’ai menés au combat, ceux qui n’ont pas voulu m’abandonner, qui m’ont, pour ainsi dire, porté dans leurs bras jusqu’à la frontière du Piémont, prêts à m’ouvrir un passage les armes à la main au pont de Geydan, ceux-là, monsieur, ne peuvent pas être des lâches, et il n’y a que les lâches qui assassinent avec le fusil ou avec la plume.

 

Que vous dirai-je de l’ignoble relation de votre autre correspondant, qui représente un soldat sarde insultant des exilés français, en leur chantant la chanson que les traîtres chantaient ici aux soldats de Charles-Albert, après la bataille de Novare ? Ce serait outrager de braves soldats qui nous ont fraternellement accueillis, que de chercher à les justifier d’une pareille infamie.

 

Les autorités piémontaises nous auraient traités, d’après ce même correspondant, comme des malfaiteurs, et la population de Nice n’aurait manifesté pour nous que le plus profond mépris. A cela, je réponds que l’autorité a eu pour nous tous les égards dus au malheur, et que c’est chez les habitants de Nice que la plupart de mes compagnons ont trouvé asile et travail.

 

Il en est de tous vos récits comme des poulies que j’aurais fait préparer à Aups, pour pendre les prisonniers, au nombre desquels vous étiez, monsieur le rédacteur. Je m’attendais que vous montreriez plus de respect pour vous-même, sinon plus de reconnaissance pour celui qui vous a protégé, rassuré, soutenu, alors que la colère du peuple grondait autour de vous.

 

J’ai l’honneur de vous saluer.

 

Signé: Camille Duteil[2].

 

à Nice, 2 janvier 1852 »

 

 

Cette lettre a été publiée dans l’Avenir de Nice.

 


[1] Cette fois, il ne s’agit plus de poulies, mais d’égorgement. Nous sommes seulement embarrassés de savoir pourquoi les rouges enfonçaient des portes dont ils avaient les clefs, et comment ils enfonçaient les portes d’une maison que la troupe mitraillait ! Tout cela n’a pas même une apparence de vraisemblance ; mais on a dit une fois de plus que les rouges voulaient égorger. Qu’importe le reste ?

[2] Un dernier trait. Au moment où toutes les feuilles réactionnaires retentissaient du bruit des mauvais traitements que M. Maquan disait avoir été infligés aux prisonniers, M. Phillips, ingénieur des ponts et chaussées, adjoint du maire de Villeneuve, s’arrêtait en quittant la France, chez le maire d’une petite ville de la Dordogne. Or, ce maire lui dit qu’il venait de recevoir d’un de ses parents, prisonnier du Var, une lettre dans laquelle il annonçait qu’ils étaient parfaitement traités et nourris de la même manière que ceux qui les gardaient en otage. M. Phillips, par sa position sociale et scientifique, par son caractère personnel est un homme dont personne ne peut mettre la véracité en doute. — Nous multiplions à chaque pas nos preuves et nos autorités, parce que ce livre est un livre de bonne foi, destiné à convaincre nos adversaires de bonne foi que les rouges ont été indignement, lâchement calomniés.